LA DISTINCTION
Vie des lettres romandes

Sommaire:


- Documents exceptionnels: guerre de position dans les Lettres vaudoises


- Renvois d'ascenseurs: une revue littéraire locale


- La vraie valeur de la littérature romande™: déstockage chez Edipresse


- Le maître de gymnase vaudois, cet inconnu


- 1984-2004: jubilé des valeurs chrétiennes


- Le grand écrivain et l'agonie du parti radical


- Mise à jour du carnet mondain de Maurice Chappaz


- La vérité sur l'affaire (Joël Dicker)

 

Guerre de position dans les lettres vaudoises

("La Distinction" n°52, 10 février 1996)

Préambule

"Or, ces deux romans, si parallèles, que l'éditeur Bernard Campiche fait paraître simultanément, sont tragiquement dépourvus d'humour, mais pas de narcissisme (...). Il y a quelque chose d'indécent dans cette mise en scène égotiste. Simple coïncidence ou phénomène de contagion: voici deux belles plumes journalistiques qui se sont cassé le bec sur les écueils de la fiction."

Cette simple opinion, publiée par une journaliste (Bernadette Pidoux, dans "L'Hebdo" du 9 novembre 1995), a suscité une vague de réactions sans aucun rapport avec l'intérêt que présentent les deux ouvrages en question (Gilbert Salem, "Le Miel du lac," 209 p., Jean-Louis Kuffer, "Par les temps qui courent", 199 p.).

Toujours soucieuse de faire connaître à ses lecteurs la vie et les moeurs littéraires locales, "La Distinction" publie -en exclusivité et avec de nombreuses infographies- une partie des missives et des interventions déclenchées par cet intolérable exercice de la liberté de critique.

Où irions-nous si, à la suite de cette affaire, d'aucuns se mettaient à parler des éditeurs d'ici comme n'importe où ailleurs dans le monde, à négliger la mission patriotique et sacrée qu'ils incarnent, à lire leurs auteurs, fêtés, honorés et primés, en se demandant ce qu'ils ont à nous dire, à en commenter les ouvrages, à en juger la valeur réelle, sans tenir compte de leur pouvoir d'influence ou de nuisance, voire horribile scriptu à se demander si vraiment la littérature romande présente un quelconque intérêt?

La Distinction

Chronologie des événements

9 novembre 1995

parution de l'article de Bernadette Pidoux dans "L'Hebdo".

9 novembre 1995

lettre de J.-L. Kuffer à Bernadette Pidoux, copie à J.-C. Péclet, rédacteur en chef de "L'Hebdo" [1]

9 novembre 1995

lettre de Jacques-Etienne Bovard à "L'Hebdo" [2]

9 novembre 1995

lettre de Bernard Campiche, éditeur, à Michel Audétat, journaliste à "L'Hebdo" [3]

10 novembre 1995

intervention de Jacques Chessex, dédicataire du livre de Gilbert Salem, au Crachoir pour dénoncer le scandale de cette critique

12 novembre 1995

téléphone de Jacques Chessex à J.-C. Péclet

12 novembre 1995

téléphone de Jacques Chessex à Michel Audétat

12 novembre 1995

téléphone de Jacques Chessex à Ph. Barraud, auteur d'un livre publié chez Campiche en 1994

12 novembre 1995

lettre de Jean-Louis Kuffer à Michel Audétat, copie à Eric Hoesli, alors futur rédacteur en chef de "L'Hebdo" [4]

13 novembre 1995

article de René Zahnd sur le livre de Gilbert Salem dans "24 Heures" [5]

18 novembre 1995

article de Michel Caspary sur le livre de Jean-Louis Kuffer dans "24 Heures" [6]

1. lettre de Jean-Louis Kuffer

Bernadette Pidoux
Exécutrice des
basses oeuvres
de L'Hebdo

Lausanne, le 9 novembre 1995

Ma pauvre vous,
Ces quelques mots pour vous dire que la saleté que vous avez commise déshonore et votre journal et votre nom - pauvre Gil -, et la profession dont vous usurpez les pouvoirs. La caricature imbécile à laquelle vous réduisez mon livre, sans l'avoir lu, me fait certes du tort auprès des lecteurs, auxquels vous mentez effrontément, mais vous vous trompez en les croyant vos semblables en incurie et en méchanceté, en muflerie insensible et en mesquinerie obtuse. De nombreux témoignages de gens sincères me prouvent déjà que ce que j'ai tenté de restituer dans ce récit ne se réduit pas à ce que vous en dites de si minable, et le seul plaisir d'écrire, et la beauté des choses, et la bonté des êtres m'ont déjà fait oublier votre mauvaise foi de besogneuse stérile.

Jean-Louis Kuffer
Copie à Jean-Claude Péclet
Responsable des Basses Oeuvres de L'Hebdo

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La représentation spatiale du débat
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2. lettre de Jacques-Etienne Bovard à L'Hebdo

L'Hebdo
Courrier des lecteurs
Pont-Bessières

Carrouge, le 9.11.95

Que Mme Bernadette Pidoux n'aime ni Le Miel du Lac ni Gilbert Salem, ni Par les Temps qui courent ni Jean-Louis Kuffer, c'est son droit. Mais sa tâche, en qualité de "critique littéraire" ne consiste-t-elle pas à nous parler des livres et des auteurs avec un minimum d'objectivité, pour ne pas dire de simple bonne foi? Or son article du 9.11.95 est conçu dans l'intention unique de nuire aux oeuvres citées en faisant le plus de mal possible à leurs auteurs, et cela dans un mépris souverain de la vérité. A titre de simple abonné, je suis donc fâché qu'on se paie ma tête; en tant qu'écrivain, je suis scandalisé que des propos à la fois si bas et erronés aient pu être répandus ainsi dans toute la Suisse.
Le Miel du Lac est exactement le contraire d'un livre "platement journalistique" en ce qu'il ne cesse de douter de lui-même, de se nuancer, de s'approfondir avec courage sur les ambiguités [sic] d'un personnage fragile, à mille lieues en tout cas des certitudes confortables de Mme Pidoux, et le prétendu "aigri" Jean-Louis Kuffer manifeste en chaque ligne de son Par les temps qui courent une ironie à la fois enjouée, sèvère [sic] et néanmoins roborative à son propre égard qui est diamétralement opposée à "l'égotisme indécent" dont fait preuve derechef Mme Pidoux par son inqualifiable myopie. En effet, occupée à repérer des "clés" et des noms de cafés lausannois, elle n'a rien vu du drame profond que présentent ces deux livres, rien vu de leur souffrance (la mort d'un père, le regret des amis morts, la douleur de ne pas s'aimer, la solitude, l'attirance du suicide, etc), rien vu de l'humour, pourtant, qui élève l'un et l'autre texte au-dessus de toute macération, rien vu de la force, de l'art qu'il a fallu pour les écrire.
Passe encore pour l'incompétence! Mais Mme Pidoux veut assassiner, et c'est là qu'elle devient simplement indigne, avant de sombrer dans le ridicule. Signalons-lui qu'avant de prétendre tuer, en littérature, il faut posséder trois choses: des arguments, et les siens sont nuls; un style, et le sien fait un petit bruit de rongeur; une oeuvre derrière soi, et la sienne, on l'espère toujours pour savoir enfin ce que c'est que d'écrire des romans.

Jacques-Etienne Bovard

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3. lettre de Bernard Campiche à Michel Audétat

Yvonand,

le 9 novembre 1995

Je suis écoeuré par l'article de Bernardette [sic] Pidoux sur Le Miel du Lac et Par les temps qui courent. Je ne l'avais pas été par son article très sévère sur L'Anneau rouge.
Je considère, et je suis loin d'être le seul, Le Miel du Lac comme l'un de mes meilleurs livres, l'un des plus originaux et des mieux "écrits", ce d'autant qu'il s'agit d'un premier roman. Quant au livre de Jean-Louis Kuffer, le texte intitulé Tous les jours mourir m'apparaît comme un texte magnifique, consacré à la mort ordinaire (j'ai d'ailleurs le mauvais sentiment que la lecture de Bernadette Pidoux n'est pas parvenue à la page 113, ce qui serait inadmissible. En fait, seuls deux textes - sur sept - font allusion à la profession de journaliste).
J'ai entière confiance pour l'avenir, mais je suis indigné que l'on frappe aussi bas.

Bien cordialement,
Bernard

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La représentation éditoriale du débat
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4. lettre de Jean-Louis Kuffer à Michel Audétat

Estimable confrère
L'Hebdo

Lausanne,

le 12 novembre 1995

C'est avec un mélange de grande stupéfaction et de grande colère, puis de grande tristesse, que j'ai lu jeudi dernier, dans L'Hebdo, l'article immonde qui a été consacré par Mademoiselle Bernadette Pidoux au premier livre de Gilbert Salem et au mien. Tant par l'amalgame de deux ouvrages, dont l'essentiel de la substance est profondément individualisé et donc distinct, que par la manière de faire, d'une scandaleuse malhonnêteté intellectuelle, Mademoiselle Pidoux s'est écartée des voies de la critique littéraire pour donner dans la désinformation la plus malveillante. Cet article la déshonore et déshonore votre journal, outre qu'il les ridiculise.
Je t'ai rappelé mon estime amicale en te dédicaçant mon récit (qui n'est aucunement le roman que prétend Mademoiselle Pidoux), car je suis sensible à l'attention minutieuse avec laquelle tu lis les livres dont tu parles. Tu sais la somme d'heures et de peine que représente la composition d'un livre. Pour ma part, ce n'est pas dans les fumées vaseuses imaginées par l'oiselle Pidoux que j'écris, mais à la première heure, bien avant l'aube, et c'est une grande joie de chaque jour, mais également un combat difficile. L'écriture n'est pas pour moi le petit défouloir minable que prétend Pidoux, mais une activité première dans laquelle je m'investis de plus en plus. De surcroît, ce nouveau livre avait pour moi une signification particulière, marquant un tournant existentiel et littéraire à la fois. Ma rupture d'avec L'Age d'Homme, représentant la fin d'une grande amitié et d'une belle aventure, m'a été extrêmement pénible, et durant de longs mois. Or la rencontre de Bernard Campiche, qui a accueilli mon manuscrit avec autant de coeur que d'attention sourcilleuse, ajoutait un air de renaissance à un livre qui se veut le filtrage poétique de multiples expériences. C'est pourquoi l'article de B.P. m'a paru si injuste, à la fois à mon endroit et pour le travail éditorial de Bernard Campiche, d'un sérieux que je n'ai jamais rencontré dans la profession.
En tant que critique littéraire attentif à ce qui se fait dans ce pays, j'ai été très choqué, en outre, par le fait que le premier roman de Gilbert Salem soit présenté avec tant de ladrerie et de méchanceté. Je ne prétends pas que nous autres, gens du sérail, ayons droit à un traitement spécial. Il m'est arrivé d'être sévère à l'endroit de confrères, voire d'amis proches, et j'aurais tout à fait admis qu'un lecteur de ta qualité me fasse des remarques sur la composition de mon livre ou sur son écriture. Sans être masochiste, j'ai constaté que les seuls jugements qui m'ont fait avancer jusque-là étaient ceux qui désignaient mes insuffisances. De la même façon, j'aurais trouvé naturel qu'on relève les défauts du livre de Gilbert Salem, après avoir souligné au moins les grandes qualités de coeur et de ton du Miel du lac, dont l'écriture n'est en rien journalistique (ou alors vive le journalisme!), mais se signale au contraire par une respiration toute personnelle et un charme, une subtilité dans le choix des mots, un mélange rare de lucidité mélancolique et de gaîté, de sensibilité et de gouaille. Que P. ne trouve pas d'humour dans mon livre est une chose dont tu jugeras par toi-même. En revanche, je puis témoigner que la première qualité du Miel du lac est un humour délicieux, qui rappelle à la fois le bonheur triste de Calet et la malice lyrique de Vialatte. Mais le ton de Gilbert Salem n'a rien d'un emprunt: son livre est d'une authenticité personnelle qui a ému déjà beaucoup de ses lecteurs.
En prétendant que Le Miel du lac et que Par les temps qui courent sont des romans "sur" notre petit milieu journalistique, l'on se moque de vos lecteurs et nous fait insulte. Personnellement, je me suis senti, après lecture de cette petite saleté, comme l'artiste qui vient d'achever une toile sur laquelle il croit avoir capté un rien de la beauté du monde, et qui l'accroche avec l'espoir candide de faire partager son émerveillement, auquel ne répond tout à coup que le couteau lacérateur d'une sorte de démente échappée de va savoir quel cabanon.
Une fois encore, ce n'est pas le fait d'avoir été éreinté qui m'a incité à t'écrire cette lettre, mais le sentiment que notre métier se trouvait bafoué dans ses principes mêmes. Il me semble inadmissible qu'un journal tel que L'Hebdo se prête, dans un domaine qui requiert autant de sérieux que de sensibilité, à des actions relevant de la pure retape médiatique. Loin de colporter des ragots sur la Tour ou de régler je ne sais quels comptes, j'ai tenté, dans le seul chapitre évoquant notre univers quotidien (et quel écrivain ne fait pas de celui-ci son miel d'observateur?), d'évoquer la dérive catastrophique qui altère le travail et les relations humaines d'un microcosme social représentatif.
Mais baste, je ne vais pas m'abaisser à un plaidoyer pro domo. J'espère simplement que tu trouveras, à l'occasion, le temps de lire un livre où j'ai mis beaucoup de ce que la vie et les autres m'ont appris, et dont le travail d'écriture est sans rapport avec le tout-venant de mes tâches mercenaires.
Cela encore cependant: s'il est obscène de dire en toute sincérité son besoin de rompre avec la conformité médiocre et l'indifférence morne du siècle, s'il est obscène d'aspirer à la beauté, s'il est obscène de tâcher de comprendre le sens de la vie qu'on vit, s'il est obscène de raconter ce qu'on éprouve en découvrant l'Himalaya de lumière de New York by night, en se retrouvant tout égaré dans la galaxie urbaine de Tokyo ou en s'interrogeant sur le pourquoi de sept suicides commis dans le quartier de son enfance, s'il est obscène d'évoquer ce qu'on ressent le dernier jour de la vie de son père, s'il est obscène de dire entre les lignes qu'on aime la vie, s'il est obscène de se moquer un peu des ridicules des hommes, s'il est obscène de figurer la déshumanisation et l'abaissement vulgaire de la société qui nous entoure, s'il est obscène de montrer l'obscénité, alors, cher Michel et chère Bernadette, je me donne pour mission de persévérer dans l'obscénité
Sur quoi nous retournons à nos mandalas le coeur léger en nous rappelant le mot d'ordre de saint Blaise Cendrars, "pauvres poètes, travaillons". A l'instant le jour se lève sur les monts ennuagés de Savoie et c'est dimanche, Jour du Seigneur, Amen. Or Ledit Seigneur m'ayant gratifié d'une nature bonne, je consens à pardonner à ma soeur Bernadette son Offense Grave, dites 33 Actes de Contrition puis relevez-vous ma fille et ne péchez plus, allez. Je consens même, ce qui est plus difficile, à pardonner à frère Jean-Claude [Péclet] la commandite et la bénédiction de l'Offense Grave. Il dira pour sa part 666 Actes de Contrition avant de se relever à son tour, vas itou, faux derche.

Une copie gracieuse de ce bref est adressée aux intéressés.

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La représentation hiérarchique du débat
La représentation hiérarchique du débat

5. article de René Zahnd sur le livre de Gilbert Salem dans 24 Heures du 13 novembre (extraits)

...Gilbert Salem parle donc de lui. Mais il le fait sans jamais choir dans le nombrilisme ou dans l'introspection tarabiscotée, et finit par brosser une manière d'autoportrait, qui offre ce singulier paradoxe d'être à la fois resserré et saisi "en situation".
...de très beaux passages, où la langue devient un filtre sensible entre le passé et le présent, entre le dehors et le dedans.
...Le Miel du Lac marque l'entrée en littérature d'un écrivain authentique, qui ne triche ni avec les mots ni avec lui-même, et qui a su trouver, sans doute après une longue maturation, une expression qui lui est propre. C'est dire qu'au sortir de ce premier roman, on se met à attendre le suivant.

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6. article de Michel Caspary sur le livre de J.-L. Kuffer dans 24 Heures du 18 novembre (extraits)

...une plongée dans l'âme et l'esprit, d'où l'on ressort ému, du moins touché par tant d'impudeurs salvatrices. (...) la force et l'originalité du récit de Jean-Louis Kuffer, au fil des pages grandissantes: d'une trajectoire qui n'a rien d'exceptionnel, il tire une sève roborative. (...)
D'autres que Jean-Louis Kuffer, enfin, après avoir levé le poing, l'ont mis dans la poche, trouvant à leur manière un chemin différent, non sans être, parfois, empêtré dans les filets de l'amertume ou de la nostalgie. Il y échappe, lui, par la grâce de l'amour, de l'humour aussi, par la grâce, surtout, d'un désir à jamais inassouvi: celle de s'en aller, nu et solitaire, chercher la beauté sur la Terre. (...)
Il aime les mots, leur aura, leur fulgurance, leur poids; il les fait luire même dans les pensées les plus sombres. Une écriture qu'on dirait charnelle, où tournent et tournent les phrases, petites rondes enivrantes. (...)

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Le Passe-plat, essai de sociologie microscopique

("La Distinction" n°56, 12 otobre 1996)

Préambule

La typographie en dit parfois autant que bien des éditoriaux. Quand on ouvrit en avril 1992 Le Passe-Muraille, revue littéraire née à Lausanne, on fut frappé par sa "titraille": un patronyme en capitales, puis un titre en italiques suivi d'un autre patronyme en minuscules. Très vite, le lecteur, même de bonne foi, confondit le nom de l'auteur recensé et celui de l'auteur recenseur. Cette confusion s'expliquait: c'était en général les mêmes.

Avions-nous là une de ces infâmes amicales à congratulations, corporation envoyant une petite feuille à ses membres pour fêter les jubilaires et justifier des cotisations exorbitantes? Bien vite, un des gérants de la boutique nous rassura: "Signe des temps: le Passe-Muraille accueille tout le monde, coupant court à l'esprit de chapelle et de clan. De même rompt-il avec toute forme de renvoi d'ascenseur: les articles que vous trouverez ici procèdent de jugements peut-être à discuter, mais personnels et sincères, jamais "téléphonés"." écrivait Jean-Louis Kuffer en tête du n° 10, daté de décembre 1993. Nobles propos, dénonçant les travers les plus fréquents des milieux littéraires de tous les pays et de toutes les époques.

Un doute pourtant persistait. A force de voir les auteurs, telles des parturientes, s'abstenir de batifoler pendant le bimestre suivant la publication de leur dernier livre, pour ensuite mieux commenter les ouvrages de leurs collègues, les authentiques amateurs de vraie littérature en vinrent à se demander où était passée la barrière d'espèces qui devrait séparer la critique, l'échange d'amabilités et le pur service de presse. Le spectre d'une psychose de la vache folle littéraire pointait à l'horizon.

La Distinction se devait de mener l'enquête. A quoi sert Le Presse-Purée? Le Pousse-au-crime est-il vendu aux éditeurs? nous demandaient nos lecteurs, anxieux mais peu rigoureux dans leurs formulations. Nous avons opté pour la rigueur d'une sociologie quantitative, seule à même de faire justice à de telles questions. Reculant devant l'ampleur des volumes à consulter et des styles à affronter, fuyant l'enfer ascientifique des jugements de valeur, nos statisticiens n'ont bien sûr pas lu ces centaines de pages de critique littéraire romande, se contentant de relever les seules indications bibliographiques. Mettre sur le même plan une double page et une notule marginale, voilà bien la principale limite de cette méthode, mais pondérer tous nos tableaux par le nombre de signes consacrés à chaque ouvrage était au-dessus de nos forces.

Ni lire, ni juger: compter. Le résultat est là.

Jules-Etienne Miéville et Marcel Appenzell

Bases empirico-méthodologiques

L'analyse porte sur les 23 premiers numéros du Passe-Muraille, bimensuel littéraire romand, édité à Lausanne, numéros parus entre le mois d'avril 1992 et le mois de février 1996. Seuls les ouvrages écrits ou traduits en français ont été pris en compte, les auteurs alémaniques, romanches ou tessinois non traduits, abondamment traités par cette revue, ont été écartés. 583 articles ont été recensés, ce qui donne une moyenne de 25.3 articles par numéro, renseignement totalement irrelevant pour ce qui va suivre. L'identité des auteurs des articles, celle des auteurs et le nom des éditeurs recensés ont été relevés dans un premier temps. A ces données a été ajoutée l'identité de l'éditeur chez qui publient les recenseurs. Soumis à un codage classique, la base de données a été traitée selon les canons de la statistique descriptive élémentaire (1).

L'équipe

Au total, 68 personnes collaborent au Passe-Muraille pendant la période considérée. N'ont été codés individuellement que les collaborateurs fournissant un nombre d'articles supérieur à 5; les autres ont été considérés comme "autres".


Tableau 1: Les collaborateurs du Passe-Muraille: distribution selon la fréquence des contributions

Auteur

Nombre d'articles

%

J.-L. Kuffer

103
19.0%

R. Zahnd

74
13.6%

C. Calame

56
10.3%

J.-P. Vallotton

26
4.8%

J.-M. Pittier

25
4.6%

A. Moeri

17
3.1%

R.-M. Pagnard

17
3.1%

G. Joulié

16
2.9%

J. Romain

16
2.9%

G. Massard

14
2.6%

F. Conod

13
2.4%

J.-D. Humbert

12
2.2%

Ch. Viredaz

11
2.0%

A Turrettini

10
1.8%

R.-L. Junod

9
1.7%

S. Roche

9
1.7%

C. Julier

8
1.5%

Y. Z'Graggen

8
1.5%

M. Kuttel

7
1.3%

O. Blanc

7
1.3%

R. Ben Salah

7
1.3%

J. Tanner

6
1.1%

Autres (n=46)

72
13.3%

Sous réserve de l'emploi de pseudonymes, le nombre relativement élevé de collaborateurs signale le modernisme (au sens gestionnaire du terme) du Passe-Muraille. Flexibilité dans l'emploi d'une main-d'oeuvre qualifiée, payée à la ligne (si même elle est payée), parce qu'indépendante (pas besoin de déclarer les charges pour l'employeur, pas vraiment utile de déclarer ce petit revenu annexe pour les auteurs).

Le Passe-Muraille n'est pas pour autant un bateau ivre; on peut y distinguer:

- un premier cercle constitué par les trois auteurs les plus prolifiques: Calame, Kuffer et Zahnd (dans l'ordre alphabétique). A eux seuls, C., philosophe compilateur d'anthologies littéraires locales, K. et Z., journalistes culturels dans un grand quotidien vaudois dont nous tairons le nom par crainte des représailles, rédigent 42.9% du Passe-Muraille. CKZ constituent le noyau central, tous trois membres du comité de rédaction du premier numéro, Z portant en outre le titre d'éditeur responsable;

- un deuxième cercle, moins généreux, mais néanmoins fidèle dans son effort (et arbitrairement défini par une contribution supérieure à 13 articles) Ces sept personnes assurent la rédaction d'un petit quart (24.2%) du P.-M. Nous les appellerons les Seconds Couteaux;

- un troisième cercle, douze Périphériques, qui fournissent entre 6 et 13 articles: ils remplissent moins du cinquième du P.-M. (19.7%);

- 46 "autres", enfin, collaborateurs occasionnels (13.4% des articles) (2).

Chacun de ces cercles, évidemment, n'assure pas un même type de production, nous le verrons bientôt.

La production

Il n'entre pas dans le cadre d'une modeste contribution à la compréhension de la critique littéraire romande d'analyser l'ensemble des articles dans leur contenu. Nous nous sommes contentés de repérer quels éditeurs retiennent plus volontiers l'attention du P.-M., en ne retenant (de manière totalement arbitraire) que ceux qui ont eu l'honneur de plus de 8 articles, les autres ont été considérés comme "autres".


Tableau 2: Les éditeurs recensés: distribution selon la fréquence

Editeur

nombre

%

L'Age d'Homme

77
23.1%

Gallimard

65
19.5%

Zoé

47
14.1%

L'Aire

37
11.1%

Campiche

30
9.0%

Seuil

25
7.5%

Actes Sud

16
4.8%

Albin Michel

10
3.0%

Canevas

9
2.7%

Empreintes

9
2.7%

PAP (Pingoud)

8
2.4%

Total, "autres" exclus

333
100.0%

"Autres"

185
35.7%

Total, "autres" inclus

518
100.0%

NB: 25 articles n'étaient pas des recensions d'ouvrages.


La géographie de la curiosité littéraire du P.-M. est claire: les deux tiers des éditeurs "importants" recensés sont romands et même vaudois, mis à part Zoé et Canevas (maison d'édition située dans le Doubs, mais dirigée par un Imérien). Le P.-M., à l'évidence remplit sa fonction de revue romande des lettres, mais où sont passées les Editions d'En Bas? Seconde évidence: un sassage est à l'oeuvre, dont on voudrait bien connaître le crible.

La présence des grands éditeurs français est logique et n'appelle pas de commentaires.

Mais de tels résultats appellent à la comparaison. Qu'en est-il des éditeurs recensés par une autre prestigieuse revue littéraire romande, celle que vous tenez entre les mains?

Tableau 3: Les éditeurs recensés par La Distinction: distribution selon la fréquence

Editeur

nombre

%

Seuil

56
25.2%

Gallimard

50
22.5%

La Découverte

21
9.5%

Albin Michel

20
9.0%

Fayard

18
8.1%

Age d'Homme

17
7.7%

10/18

15
6.8%

Casterman

15
6.8%

Total, "Autres" exclus

222
100.0%

Autres

525
70.3%

Total, "Autres" inclus

747
100.0%

NB: Cette statistique porte sur 53 numéros, parus entre le 1er septembre 1987 et le 26 avril 1996.


La difficulté de toute démarche comparative saute ici aux yeux. Les deux revues ne se situent manifestement pas dans le même espace littéraire, comme en témoigne la grande différence dans la proportion des "Autres" éditeurs. Très nettement majoritaires parmi les recensés de La Distinction, ils ne sont qu'un gros tiers (35.7%) dans le P.-M. A cela s'ajoute leur diversité: 185 dans La Distinction, 96 dans le P.-M.

L'examen d'ensemble devient dès lors presque futile: seul point commun, si l'on peut dire, l'attention accordée au plus gros éditeur de Suisse romande, L'Age d'Homme.

Le Passe-Plat, première: qui est qui?

Il faut aller plus avant et tenter de saisir ce qui contribue à structurer de manière aussi caractéristique la production des auteurs du P.-M. Savoir de quel éditeur ils dépendent fournit une première réponse.


Tableau 4: Les éditeurs des auteurs de recensions du Passe-Muraille

Editeur

nombre

L'Age d'Homme

22

L'Aire

8

Campiche

5

Zoé

3

Pingoud

1

Autres éditeurs

11

Pas d'éditeur connu

18


Mais il serait erroné de ne considérer que des individus, quoique le tableau soit déjà parlant, il faut considérer leur volume de production et la coloration éditoriale que prend ainsi l'ensemble des articles du P.-M.


Tableau 5: Volume de recensions selon les éditeurs des collaborateurs du Passe-Muraille

Editeur

nombre

%

L'Age d'Homme

323
64.1%

L'Aire

109
21.6%

Campiche

27
5.4%

Pingoud

12
2.4%

Zoé

5
1.0%

Autres

28
5.6%

Total

504
100.0%

NB: Ce tableau se lit comme suit: 323 articles du P.-M. ont été rédigés par des auteurs édités par les éditions L'Age d'Homme, etc. Dans 39 cas, les auteurs n'avaient pas d'éditeur connu.


L'équipe du Passe-Muraille a deux entraîneurs: L'Age d'Homme et les éditions de l'Aire, faut-il pour autant admettre que cette appartenance détermine des choix éditoriaux? Ceux-ci sont évidemment déterminés par les rapports de pouvoir qui s'établissent entre les différents cercles de collaborateurs, le centre (CKZ) ayant, on le comprend une influence beaucoup plus déterminante que les Périphériques ou les collaborateurs occasionnels.

Le croisement de la hiérarchie de pouvoir avec les éditeurs des auteurs des recensions précise les choses. Deux auteurs du premier cercle sont édités par l'Age d'Homme, le troisième par l'Aire; la proportion est la même parmi les Seconds Couteaux: 76.3% à l'Age d'Homme, 23.7% à l'Aire (auteurs de 100 et de 31 articles). C'est en périphérie que s'ouvre le paysage: le troisième cercle est plus éclectique, bien que toujours dominé par l'Age d'Homme (24.4%, 22 articles) et L'Aire (19.5%, 19 articles). Voici Campiche (24.4%, 22 articles), Pingoud (13.3%, 12 articles) et les "Autres" éditeurs (16.7%, 15 articles). Ouverture beaucoup plus manifeste pour les collaborateurs occasionnels: derrière l'évident Age d'Homme (49.0%, 25 articles), les "Autres" (25.5%, 13 articles), Campiche et Zoé (9.8%, 5 articles chacun) et l'Aire (5.9%, 3 articles) (3).

Mais l'inégalité de la distribution des éditeurs au sein des cercles différenciés du pouvoir au P.-M. s'illustre mieux avec le graphique représenté ci-dessus.

Pas de doutes sur le véritable centre de gravité du P.-M. On peut dès lors s'étonner du bon résultat de Zoé, relativement mal représenté parmi les auteurs, mais dont les ouvrages sont, on l'a vu, plus fréquemment recensés que ceux publiés par l'Aire.

Le Passe-Plat, deuxième: qui encense qui?

Le Passe-Muraille apparaît d'ores et déjà comme une sorte de miroir dans lequel des producteurs liés à un éditeur recensent en priorité la production de cet éditeur. Mais les complicités ne sauraient s'arrêter à un niveau aussi banal. Les collaborateurs recensent aussi des ouvrages publiés, préfacés ou traduits par d'autres collaborateurs, leurs collègues et (mais ce n'est qu'un soupçon) leurs amis. 11.0% des articles sont ainsi consacrés à des auteurs maison (n = 64), 5.8% (n = 34) à des membres des trois premiers cercles.


Tableau 6: Les collaborateurs des trois premiers cercles recensés par d'autres collaborateurs

Auteur

nombre

notes

recensé par

Y. Z'Graggen

6

3 traductions

S. Roche (2 fois), J.-L. Kuffer (2 fois), C. Calame, M. Kuttel

Ch. Viredaz

5

traductions

J.-L. Kuffer (4 fois), S. Roche

F. Conod

4

2 traductions

J.-L. Kuffer, J. Romain, A. Pasquali ("Autre"), P. Zurcher ("Autre")

J.-P. Vallotton

3

-

R. Zahnd (2), M. Boulanger ("Autre")

A. Moeri

2

-

R.-M. Pagnard, J.-L. Kuffer

G. Joulié

2

traductions

G. Joulié, J.-L. Kuffer

J.-L. Kuffer

2

-

R. Ben Salah, R.-M. Pagnard

R.-M. Pagnard

2

-

Ch. Viredaz, A. Turrettini ("Autre")

C. Calame

1

préface

R. Zahnd

J. Massard

1

-

M. Kuttel

J. Romain

1

-

M. Boulanger ("Autre")

J.-D. Humbert

1

-

R. Zahnd

M. Kuttel

1

-

Y. Z'Graggen

R. Ben Salah

1

-

J.-L. Kuffer

R.-L. Junod

1

-

J. Massard

S. Roche

1

-

J.-L. Kuffer


Le système de prestations réciproques est complexe et subtil. M. Kuttel est recensée par Y. Z'Graggen (numéro 3), a qui elle rend la pareille (n° 10). Il en va de même entre J.-L. Kuffer et R. Ben Salah (envoi dans le n° 8, retour dans le n° 11). Le comitard Zahnd rend compte d'un ouvrage préfacé par Calame (n° 2), lui aussi membre du premier cercle. Le plus bel exemple de cette complexité s'incarne peut-être au mieux dans le compte rendu par G. Joulié de l'ouvrage d'Ivy Compton-Burnett, qu'il vient lui-même de traduire à l'Age d'Homme, publication annoncée par ailleurs par J.-L. Kuffer (n° 9). Ce dernier, en bon rédacteur en chef, sait ce qu'est un encouragement littéraire: dix-huit fois recenseur de ses propres collaborateurs, onze fois pour les trois premiers cercles, il est le pivot des échanges symboliques qui se déroulent sous sa direction.

***

Au total, les pratiques de référence et de révérence réciproques du Passe-Muraille semblent bien être l'illustration littéraire du proverbe ancien: on n'est jamais si bien servi que par soi-même. Il semble bon que tout le monde le sache...


Croisement du cercle et l'éditeur auquel se rattachent les auteurs des articles du Passe-Muraille

Notes

(1) Voir Donald H. Sanders, François Allard, Les statistiques. Une approche nouvelle, Saint-Laurent (Québec), Mc Graw-Hill, 1992, 498 p., et plus particulièrement le chapitre 3.

(2) Le total ce ces pourcentages n'est évidemment pas égal à 100.0. Les amis des chiffres connaissent les effets des arrondis, seuls les pédants s'en inquiètent.

(3) Le test du Khi2 appliqué a ce tableau croisé indique que l'hypothèse de l'indépendance entre les variables peut être rejetée. On voudra bien pardonner au statisticien d'avoir calculé des pourcentages avec des données dont le total est inférieur à cent: c'est pour les besoins de la comparaison.

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La vraie valeur de la littérature romande™:
déstockage chez Edipresse

("La Distinction" n°83, 7 avril 2001)

A la fin du millénaire précédent, le trust dominant de la presse romande faisait distribuer à tous les ménages une brochurette, au slogan aussi original qu'alléchant ("Vos bonnes affaires"), qui proposait à des prix fortement réduits mais "jusqu'à épuisement des stocks" les livres des éditions 24 Heures, Tribune de Genève ainsi que ceux -ne souriez pas, cela a existé- des éditions du Matin. Apparemment, on avait besoin de place dans les locaux de l'avenue de la Gare à Lausanne, ou alors on craignait les incendies, ou encore les Lamunière tentaient de récupérer un peu de ce capital immobilisé depuis si longtemps pour lancer une collection de jeunes auteurs méconnus. À ce jour, le mobile exact reste mystérieux.


Catalogue des livres Edipresse
La boutique Edipresse,
novembre 2000, 20 p., gratuit

 

Rien de bien passionnant à première vue dans ce catalogue dépareillé qui mêlait "beaux" livres (toute la collection de diapositives de Marcel Imsand: "Vaud visions de rêve", " Rêves visions de Vaud", " Visions de Vaud rêves", etc.), compilations de fin d'année des dessinateurs maison, célébrations éthylographiques ("Les châteaux viticoles du pays de Vaud", par exemple), ouvrages de circonstances (genre " 1798: à nous la liberté", à l'occasion du mémorable bicentenaire de l'introuvable révolution vaudoise) et quelques reliquats romanesques de l'époque où Bertil Galland avait injecté un peu d'ambition culturelle dans cette épicerie de papier imprimé. Les titres y étaient jetés pêle-mêle, sans aucune date d'édition, et les quatrièmes de couverture y étaient reproduits avec de nombreuses erreurs de copie. Il n'y avait vraiment rien là qui puisse mériter l'attention du critique des Lettres romandes™, voué -tout comme son objet d'études- à de hautes tâches métaphysiques. Un détail pourtant allait se révéler plein d'enseignements: le prix. Tout à son bonheur de commerçant, l'éditeur avait mis côte à côte l'ancienne et la nouvelle valeur marchande de ses publications.

 

La comparaison des deux nombres révèle une subtile intelligence du marché des biens littéraires. En effet, au lieu de bêtement procéder à des réductions linéaires (genre Migros: "- 15% sur tous les articles vendredi prochain"), monsieur et madame Edipresse ont soigneusement pesé, au pour-cent près, les baisses consenties, certainement à regret, sur les différents ouvrages. Après avoir laborieusement reproduit sur une feuille de calcul Excel version trois zéro ces chiffres hautement significatifs, " La Distinction" est en mesure de présenter à ses lecteurs pour la première fois un indicateur statistique rarissime: le taux de bradage du patrimoine éditorial (TBPE). Enfin il est possible de mesurer l'effritement ou la pérennité des gloires littéraires, la valeur vénale des prix si justement distribués chaque année aux gens de plume, voire l'effet à long terme des campagnes "synergétiques" de telle ou telle abbaye de village, autoproclamée événement culturel marquant. Le TBPE est à la littérature ce que le Dow Jones est à l'économie: un instrument de mesure fiable, largement admis et compréhensible par les auditeurs de la radio romande dès 6h45.

 

Remarquons tout d'abord que les réductions les plus considérables vont aux ouvrages qui concernent l'étranger (de 17% à 51%). Il est à noter que dans cette fourchette se situent également les livres consacrés à la Suisse allemande, aux Grisons et au Tessin, qu'Edipresse semble considérer désormais, à la manière russe, comme l'"étranger proche". Proche des soucis de la population, l'éditeur voit l'univers se rétrécir de plus en plus, et les frontières géographiques (limitées au nord du bassin hydrologique du Léman) devenir un horizon indépassable. Décidément, Edipresse ne semble guère se préparer à affronter cette mondialisation dont on parle tant.

Autre déception: la postérité n'est plus ce qu'elle était: publié en 1999 seulement, Le livre souvenir officiel de la Fête des Vignerons 1999, "à offrir ou à s'offrir pour prolonger des instants inoubliables", semble s'oublier bien vite puisqu'il n'atteint plus aujourd'hui que 74% de sa valeur originelle.

Les plus hautes récompenses littéraires ne valent rien contre l'irréparable outrage des ans. L'oeuvre d'Anne-Lise Grobéty, pourtant récemment honorée, ne vaut plus qu'un cinquième de son prix d'origine. Ella Maillart, prophétesse en son pays, oscille entre 26% et 51%. Frédéric Pajak, gloire montante, n'atteint que 27%, dépassant à peine " Mémoires et réflexions", le palpitant recueil de Pierre Graber. Henri Debluë, auteur concélébré du "Livret de la Fête des Vignerons 1974" parvient à un modeste 36%. Maurice Chappaz reste uni (quelle délicatesse de la part des comptables d'Edipresse) à Corinna Bille dans un même 42%. Seul Jacques Chessex résiste au-dessus du 50%, mais cela est sans doute dû aux photos de son homonyme (Luc), qui donnent son aspect riant à "Mort d'un cimetière".

 

Resserrement, usure, vanité: on se croirait le dimanche matin entre le sermon du pasteur et Droit de Cité. Seul le domaine "Vie Pratique" peut se vanter de résister à l'érosion du temps: les ouvrages destinés aux parents ("Kids 1999-2000"), aux cordons bleus pressés (Catherine Michel, "Vite fait bien fait"), aux hypocondriaques (Rosette Poletti, " Six semaines pour vivre plus sainement") et aux radicaux vaudois (Daniel Margot, " Delamuraz, du caractère et du coeur, l'itinéraire d'un surdoué") se maintiennent aux alentours de 80% de leur prix d'origine. Cette inusabilité des thèmes qui sont le fonds de commerce du Messager boiteux depuis plus de deux siècles a quelque chose de rassurant.

Jules-Etienne Miéville

 

Auteurs

Titre

Anc. prix

Nouv. prix

TBPE

D. Whitney,
T. Jacobson

USA express

Fr 118.00

Fr 20.00

17%

Enzo Pifferi

Les Andes, les plus hauts chemins de fer du monde

Fr 98.00

Fr 20.00

20%

Paul Pet

Inde, paradis des trains

Fr 98.00

Fr 20.00

20%

Fred Mayer

Sibérie

Fr 98.00

Fr 20.00

20%

Anne-Lise Grobéty

Pour mourir en février et autres textes

Fr 49.00

Fr 10.00

20%

G. Capt et al.

Le parc jurassien vaudois

Fr 89.00

Fr 20.00

22%

Georges Duplain

l'homme aux mains d'or, Werner Reinhart

Fr 44.00

Fr 10.00

23%

Monique Pieri

La route des icebergs

Fr 44.00

Fr 10.00

23%

Y. Broncard,
A. Fonnet

France, pays du rail

Fr 85.00

Fr 20.00

24%

La Suisse vue du ciel

Fr 120.00

Fr 30.00

25%

F.auf der Maur, F. Jeanneret

Grand atlas suisse

Fr 119.00

Fr 30.00

25%

A. Wolfensberger, H. P. Treichler

Suisse, pays du rail

Fr 78.00

Fr 20.00

26%

Ella Maillart

La voie cruelle

Fr 39.00

Fr 10.00

26%

Roland Wingfield

Voyage en Haïti

Fr 39.00

Fr 10.00

26%

Etienne Dubuis

Afghanistan terre brûlée

Fr 39.00

Fr 10.00

26%

Pierre Graber

Mémoires et réflexions

Fr 39.00

Fr 10.00

26%

J.-P. Imsand, F. Pajak, P.-J. Crittin

Lausanne, une jeunesse

Fr 75.00

Fr 20.00

27%

Bertil Galland

Princes des marges

Fr 36.00

Fr 10.00

28%

Georges Duplain

Le gouverneur du milieu du monde

Fr 35.00

Fr 10.00

29%

Paul Hugger

Le Jura vaudois, une vie à l'alpage

Fr 35.00

Fr 10.00

29%

Harald Navé

Alaska-terre de Feu, en train à travers les deux Amériques

Fr 69.00

Fr 20.00

29%

Christian Kuchli

Des forêts pour les hommes

Fr 68.00

Fr 20.00

29%

Marcel Sztafrowski

Direction Stalino, un Polonais dans les camps soviétiques

Fr 33.00

Fr 10.00

30%

Deng Huzeng

Tant que la montagne restera verte, rescapé du goulag chinois

Fr 33.00

Fr 10.00

30%

Bernard Béguin

Journaliste, qui t'a fait roi

Fr 33.00

Fr 10.00

30%

La Suisse préhistorique

Fr 29.00

Fr 10.00

34%

Jean-François Mayer

L'Évêque Bugnon

Fr 28.00

Fr 10.00

36%

Henri Debluë

Les cerises noires

Fr 28.00

Fr 10.00

36%

Rosette Poletti, Barbara Dobbs

Mes conseils santé pour mieux vivre

Fr 25.50

Fr 10.00

39%

Sylviane Wehrli

Vos droits, comment les faire valoir

Fr 25.00

Fr 10.00

40%

Rosette Poletti, Roselyne Fayard

Dialogue de vie

Fr 25.00

Fr 10.00

40%

François Payot

Bons mots du Grand Conseil vaudois

Fr 25.00

Fr 10.00

40%

Paul Bonard

Fontaines des campagnes vaudoises

Fr 49.00

Fr 20.00

41%

Franz auf der Maur, Robert André

Des fossiles au pétrole, trésors du sol suisse

Fr 49.00

Fr 20.00

41%

Jean Schmid, Dieter Bachmann

Tessin, vallées et villages

Fr 49.00

Fr 20.00

41%

Alain Pichard, Edmond van Hoorick

Les Grisons, mosaïque d'une nation alpine

Fr 49.00

Fr 20.00

41%

Corinne Chuard

1798: à nous la liberté

Fr 48.00

Fr 20.00

42%

S. Corinna Bille

Œil-de-mer

Fr 24.00

Fr 10.00

42%

Maurice Chappaz

Le garçon qui croyait au paradis

Fr 24.00

Fr 10.00

42%

Maurice Chappaz

La veillée des Vikings

Fr 24.00

Fr 10.00

42%

Edmond Pidoux

Le langage des Romands

Fr 24.00

Fr 10.00

42%

Edmond Pidoux, Raymond Burki

Piloter mieux... sa langue

Fr 24.00

Fr 10.00

42%

Luc Domenjoz

L'année Formule 1995-98

Fr 68.00

Fr 30.00

44%

Michèle Duperrex

Le pays de Lausanne

Fr 68.00

Fr 30.00

44%

Atlas des randonnées suisses

Fr 39.80

Fr 20.00

50%

Yves Jault, Yvan Muriset

Les châteaux viticoles du pays de Vaud

Fr 79.00

Fr 40.00

51%

Barrigue

Qui a peur de l'an 2000?

Fr 39.50

Fr 20.00

51%

Marcel Imsand

Vaud visions de rêve

Fr 59.00

Fr 30.00

51%

Barrigue

Qu'avez-vous fait de mes vingt ans

Fr 59.00

Fr 30.00

51%

Marcel Imsand

Luigi le berger

Fr 98.00

Fr 50.00

51%

Jacques Chessex, Luc Chessex

Mort d'un cimetière

Fr 39.00

Fr 20.00

51%

Ella Maillart

Parmi la jeunesse russe

Fr 39.00

Fr 20.00

51%

Marcel Imsand

Saisons du Léman

Fr 89.00

Fr 50.00

56%

Une vie commence

Fr 35.00

Fr 20.00

57%

P. Thomas,
Y. Jault,
M. Gaillard

Guide des vignerons de Suisse romande

Fr 35.00

Fr 20.00

57%

Guy Métraux

Le ranz des vaches

Fr 49.00

Fr 30.00

61%

Raymond Burki

Couleur Burki

Fr 49.00

Fr 30.00

61%

Raymond Burki

Le franc-rire

Fr 16.00

Fr 10.00

63%

Barrigue

Ras le Golfe

Fr 15.00

Fr 10.00

67%

Barrigue

Barrigue à l'école

Fr 15.00

Fr 10.00

67%

Barrigue

Histoires de foot

Fr 15.00

Fr 10.00

67%

Pierre Izard

Souvenirs d'ici

Fr 29.00

Fr 20.00

69%

Alain Giroud

A table

Fr 28.00

Fr 20.00

71%

G. Salem,
M. Imsand,
W. Jeker

Le livre souvenir officiel de la Fête des Vignerons 1999

Fr 68.00

Fr 50.00

74%

Jean-Noël Cuénod

De l'assassinat de Sissi à l'acquittement de Mikhaïlov

Fr 34.00

Fr 25.00

74%

Julie

Encre bleue

Fr 26.00

Fr 20.00

77%

Kids 1999-2000

Fr 38.50

Fr 30.00

78%

Daniel Margot

Delamuraz, du caractère et du coeur, l'itinéraire d'un surdoué

Fr 38.00

Fr 30.00

79%

Catherine Michel

Vite fait bien fait

Fr 12.50

Fr 10.00

80%

Rosette Poletti

Six semaines pour vivre plus sainement

Fr 12.25

Fr 10.00

82%

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Le maître de gymnase vaudois, cet inconnu

("La Distinction" n°86, 13 octobre 2001)

Au cours des grandes joutes qui opposent l'Etat de Vaud et sa fonction publique depuis quelques années, une catégorie professionnelle est parvenue progressivement à la célébrité: l'enseignant des degrés post-obligatoires. Pour une partie de la presse, le maître de gymnase est devenu l'incarnation odieuse d'une phalange de privilégiés nichés sur un matelas d'avantages et prêts à tout pour conserver leurs prétendus acquis sociaux. Les abonnés au bulletin quotidien du fan-club de l'économie libérale pouvaient par exemple découvrir la vraie solution aux problèmes budgétaires de l'école, servie sur un plateau d'inox par le représentant syndical des instituteurs: "Dans la foulée, Philippe Martinet s'interroge sur les maîtres de gymnase "auxquels pas un seul politicien n'a osé se frotter" en dépit de rapports préconisant une réévaluation de leurs traitements. Osons un petit calcul. Alors que le Conseil d'État vaudois veut fermer 14 classes primaires pour réaliser une économie annuelle (très incertaine) de 1,2 million, une contribution de solidarité de 2 % prélevés sur les salaires de l'enseignement supérieur arriverait au même résultat." (1)

Salaires faramineux donc, mais aussi vacances interminables et activité proche du farniente, la litanie éternelle des méfaits du corps enseignant s'allongeait de nouveaux vices, apportés par l'époque et particulièrement cultivés dans les filières menant au baccalauréat: absentéisme chronique, élitisme incurable, inadaptation aux exigences-d'un-monde-en-perpétuelle-mutation, incompétence prouvée par des taux d'échecs ruineux, etc.

La riposte corporative à ces basses attaques consista le plus souvent en un touchant plagiat de Zola, qui évoquait des réveils avant le lever du soleil, des corrections jusqu'au milieu de la nuit et des directeurs imposant, le fouet à la main, des cadences de production infernales.

On se prenait à rêver de témoignages un peu plus substantiels que ces caricatures arc-boutées l'une contre l'autre. Or, voyez comme le génie local fait bien les choses, la littérature peut ici trouver quelque utilité. Certes moins souvent incarné que le révolutionnaire chinois ou le vacher du Middle West, le maître de gymnase vaudois est tout de même le personnage central de plusieurs romans, l'un mondialement tout à fait célébrissime, les autres un peu moins connus, mais tous rédigés par des auteurs qui se sont soigneusement documentés sur le sujet.

De bien beaux sentiments

Le plus jeune de ces Maîtres de Gymnase selon la Littérature Locale (MGLL) s'appelle François Aubort, 33 ans. Il est le prisme au travers duquel Jacques-Étienne Bovard peint Les beaux sentiments. Il s'agit d'un enseignant temporaire non-syndiqué, qui lit avec ses élèves Ramuz, Baudelaire, Flaubert, Beckett et autres classiques. Traumatisé par le suicide de l'un d'entre eux (un élève, pas un auteur!), il s'interroge sur son rôle de pédagogue.

En guise de toile de fond, le récit, essentiellement dialogué, mentionne de-ci de-là la guerre civile algérienne, les banquiers suisses ou un débrayage lycéen, qui met le héros bovardien au chômage technique et l'amène à manifester avec ses collègues. L'effarante réduction des crédits aux bibliothèques, sur laquelle le Grand Conseil finit par revenir après une forte mobilisation, est décrite lors d'une visite au Grand Conseil, qui vaut à ce discret enseignant d'insulter un député du bon bord.

Dénué de toute relation sociale en dehors de son usine à savoir (il plaque vaguement une vague maîtresse en cours de route, pour ensuite s'enamourer fiévreusement d'une gymnasienne), Aubort n'existe que par et pour l'école, habité par la culpabilité galopante de n'en jamais faire assez (2). En chemin, il découvrira l'existence des abus sexuels sur les mineurs, qui se confondront dans son esprit avec l'abomination des camps de concentration, lors d'un voyage d'études plus ou moins halluciné, et passablement hallucinant, à Sachsenhausen.

Aubort se persuade que les lectures qu'il a choisies ont à voir avec le malaise que vivent les jeunes gens, qu'il peut sauver de leur malheur ou relever de leur déchéance ces âmes pures que la Direction du gymnase Edmond-Gilliard lui a confiées. Il choisit donc "La Peste" de Camus pour leur remonter le moral...

Racine a-t-il poussé la noblesse de robe à l'autodestruction? De ce questionnement bébête découlera bien sûr une morale benête -"Les élèves d'abord, les élèves au centre, au cœur..." (p. 189)-, bien dans le ton de l'école actuelle.

La malédiction du soixante-huitard

Dans "Judith" d'Olivier Gaillard, le MGLL s'appelle Justin Mentana et parle à ses élèves de Flaubert et de la "littérature libertine au XVIIIe". Quinquagénaire grisonnant, il est à coup sûr un professeur nommé puisqu'il se permet de ne pas mettre les pieds au bahut durant trois jours sans même en avertir le secrétariat. Notons toutefois que sa témérité ne va pas jusqu'à l'inconscience, puisqu'au-delà de trois jours un certificat médical devient nécessaire. À un emploi peu astreignant s'ajoute une aisance matérielle certaine, et des avantages collatéraux non-négligeables.

Jugé cynique par ses collègues, Mentana est capable de n'accorder aucune attention aux élèves qui sanglotent dans les couloirs. Il ne travaille jamais le soir, mais ce préfacier-critique littéraire-homme de médias invite chez lui, dans sa grande maison familiale, qui date -elle aussi- du XVIIIe, les jeunes filles qui ont l'imprudence de lui confier leurs manuscrits. Et là, le célibataire narcissique dénué de tout lien familial, dont l'environnement social se borne à une bonne portugaise et à un pote ex-maoïste, le consommateur de whisky, l'amateur de paisibles siestes en fin d'après-midi se révèle un vil séducteur, libidineux et odieux. Jusqu'au jour où un être mystérieux se met à saccager sa belle demeure...

Malgré de nombreuses digressions inspirées de Marie-Claire Décoration, ce récit plein de mystères retient le lecteur, du moins jusqu'au dénouement, qui suscite une certaine déception par sa banalité voulue. L'ancien contestataire amoral, qui vécut en communauté à la fin des années 70, va découvrir sa culpabilité, enfouie depuis quinze ans. Sa fille cachée, qui fut son élève, vient de mourir d'une overdose, sans qu'il ait compris les messages plus ou moins littéraires qu'elle lui adressait. Il va apprendre également qu'un ignoble député (socialiste) a abusé d'elle dans son enfance. Transfiguré, ce MGLL abandonne tout et se mue en clochard céleste plus ou moins kerouaquien.

Aux origines

Jean-Benjamin Calmet, premier entre tous parmi les MGLL, est une figure de légende, connue au-delà de la francophonie vaudoise, dont on ose à peine rappeler le tragique destin. L'ogre est d'abord un catalogue périmé des bistrots lausannois: Hôtel d'Angleterre, Évêché, café du Pont, Raisin, Lyrique sont les lieux de séjour préférés de cet enseignant du gymnase de la Cité.

Toujours entre deux corrections, le malheureux enseignant dépressif, accablé par la mort de son père, l'autoritarisme de son directeur et la jeunesse triomphante de ses élèves ("Il recevait dans sa chair la force des gars et l'humidité somptueuse des jeunes filles.") suit les étapes de son calvaire. De la rentrée scolaire à son suicide (qu'il commet le premier jour du bac), il erre comme une âme en peine, passe ses congés à "prendre des notes en préparant ses cours de la rentrée". L'auteur relativise toutefois le poids de ce sacerdoce: si les conférences pédagogiques se multiplient, si les piles de versions latines s'entassent, Calmet parvient encore à passer plusieurs heures chaque jour au troquet.

Une sollicitude réelle le pousse vers ses élèves, mais lorsque l'une, malade, agonise, "petite martyre bourrelée par l'Auschwitz de Dieu", il reste incapable de l'exprimer: "Jean Calmet crevait de honte. Il avait abandonné Isabelle." Sans rapport avec sa famille, il ne fréquente guère ses collègues: "tous étaient mariés, ou fiancés, les quelques femmes de l'assemblée étaient irréductiblement nettes." À 39 ans, il est définitivement seul et rien ne le trouble autant que les seins des élèves et des secrétaires qui tremblent sans cesse sous leurs blouses. Sa liaison avec une jeune femme à peine majeure l'accablera encore davantage, ajoutant à ses malheurs les ravages de l'impuissance et de la jalousie.

En dehors d'hallucinations particulièrement étranges, comme de croiser le sexe de son père dans les corridors d'une auberge de campagne, le MGLL nécromane a peu de loisirs: il parle parfois aux animaux ou interpelle Dieu en personne dans ses plus grands désarrois. Lorsque son dirlo lui remonte les bretelles, il décompresse immédiatement par une visite-minute chez une péripatéticienne. Ses voyages les plus fous le mènent dans le Jorat, où il va "écouter couler la Broye", ou à Montreux où il boit "ce qu'il y a de plus mauvais au monde: un thé à la menthe".

Jean-Benjamin Calmet se tient soigneusement éloigné de toute considération sociale ou politique. Lorsqu'il assiste par hasard à une manifestation de gymnasiens, la description a de quoi surprendre: "une foule colorée et joyeuse à laquelle s'étaient mêlés pas mal de clochards, de pochards et de faux légionnaires". Mais sa déprime entrant en phase aiguë, il passera une soirée chez un vieux nazi, ancien membre d'une étrange "section lémanique des Croix Fléchées" et deviendra brièvement antisémite (3).

Eternité du roman agricole

La littérature du terroir ne dément donc guère le propos des médias. Est-elle plus fiable pour autant? Bien loin de l'institution scolaire réelle, où par exemple de nos jours les femmes sont nombreuses, le petit monde du MGLL révèle un paysage de convention, un décor peint, empreint de clichés d'une autre époque, et ne sert qu'à mettre en situation des démangeaisons physiques et des élans métaphysiques.

Résumons. Le héros solitaire a la charge d'un troupeau d'êtres vivants (Caroline, Mirette, Bellle-des-Champs, etc.) dont il doit assurer la survie et que d'incessants prédateurs viennent menacer. Isolé dans son Olympe, loin des hommes et près des dieux, il succombe parfois à la tentation et s'adonne au péché avec quelque brebis. Ce bon (ou mauvais) berger vit au tempo de la semaine ou de l'année scolaire, légèrement décalées mais toujours proches du rythme naturel des saisons qui fournissent à l'auteur une source inépuisable de symboles météorologiques.

Point de salariat dans la cour du gymnase, mais des rapports de maître à valet, de patriarche à apprenti, toujours individuels, où la force prime sur le contrat. S'il n'est propriétaire du domaine, le MGLL est forcément cadet de famille, célibataire et malheureux de l'être. À l'écart de la politique, il contemple en spectateur l'agitation du monde, un peu craintif devant des fureurs collectives qu'il ne comprend pas ou qu'il a définitivement quittées, dans sa simplicité d'artisan intellectuel, de laboureur du champ littéraire.

Taraudé par la faute, le MGLL se repent et se répand en repentances à propos de tout et de n'importe quoi, jusqu'à des accès de folie, déclenchés par l'alcool et/ou la mauvaise conscience. Le suicide, corporel ou professionnel, est au bout du chemin, tout comme l'insoutenable agression sexuelle sur un mineur. Tout le monde aura reconnu les invariants du récit campagnard, apparus dès l'aube du roman populaire: les mauvaises lectures, le péché de jeunesse, la terreur patriarcale, la pérennité du domaine, etc. Un univers où le malheur est omniprésent, mais où victimes et bourreaux ne sont pas dissociés.

La répétition des thèmes et des personnages a fini par en montrer la vacuité, et le plus célèbre roman vaudois des trente dernières années s'en trouve réduit à ce qu'il est: un changement de décor pour le bon vieux roman paysan. On comprend que l'auteur de "L'ogre" vomisse celui qui a vendu la mèche: "J'aurais pu rater ce livre en faisant un livre suisse romand, avec d'innombrables digressions, des crises morales..." (4) "Prenez le dernier roman de Jacques-Étienne Bovard. C'est de la prose de maître secondaire qui écrit, c'est terne, précautionneux et plein de dissertations." (5)

"De la prose de maître secondaire": il sait de quoi il parle, le bougre! Une fois de plus, le Sacrificateur velu immole un de ses proches. Dans le même mouvement, il se brouille à mort avec son fidèle éditeur urbigène: émotion dans l'étable des lettres lémaniques, crise de nerfs dans le bocal des poissons rouges.

Jules-Etienne Miéville

 

Jacques-Étienne Bovard, "Les beaux sentiments", Campiche, octobre 1998, 363 p., Frs 40.&endash;
Olivier Gaillard, "Judith", L'Aire, novembre 1998, 156 p., Frs 22.80
Jacques Chessex, "L'ogre", Grasset, novembre 1973, 235 p., épuisé

 

(1) J.-C. Péclet, "Le salaire des profs, enjeu politique de la rentrée", in "Le Temps", 25 août 1998

(2) Le héros de Bovard est en fait un stakhanoviste de la macération: il se sent tout à la fois coupable d'être suisse, de fumer, d'enseigner, d'être adulte, etc. Pour le lecteur, l'effet de cataplasme est encore amplifié par une narration qui ne sort jamais du ring étroit de sa conscience morale.

(3) Raconté de cette manière, on dirait un scénario de Woody Allen, mais allez vérifier, c'est authentique!

(4) Jacques Chessex, interrogé par I. Falconnier, "Ramuz m'a enseigné à écrire malgré tout", in "L'Hebdo", 18 février 1999.

(5) Jacques Chessex, interrogé par Thierry Mertenat, "Comme Ramuz, j'ai pris trop de place dans le regard des gens envieux", in "24 Heures", 20 février 1999.

 

1984-2004: jubilé des valeurs chrétiennes

(www.distinction.ch, mai 2004)

 

 

(Une contribution de
l'Association romande de
Chessexologie
ArChex,
peripheriscope@bluewin.ch)


"Vevey-Hebdo", 23 avril 2004


Manuscrit retrouvé par un sale gosse, mars 1984

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Le grand écrivain et l'agonie du parti radical

(La Distinction, n° 115, novembre 2006)

Rencontre au sommet dans la Basse-Broye: Henri Druey,
fondateur du parti radical et natif de Faoug,
reçoit le jeune Jacques Chessex, étudiant en lettres et natif de Payerne.

Jacques Chessex le répète depuis quelque temps: il déteste le chef-lieu vaudois. «Lausanne est une ville très frustrée, par rapport à Genève et par rapport à Paris. Plus que jamais, les Lausannois sont anxieux de leur étroitesse, de leur petitesse, de leur provincialisme, mais ils ne font rien pour en sortir. Le plus grand journal, je dirais presque atavique et familial lausannois, 24 Heures, est un journal de dénigrement, de basse jalousie et généralement un éteignoir. Il est, je ne nommerai personne, sans direction aucune, c’est l’anecdote qui domine, il n’y a pas de véritable envergure critique, il n’y a pas de responsabilité à l’endroit des créateurs, on dit n’importe quoi pour blesser, pour régler des comptes qu’on croit définitifs mais qui sont locaux et très vite décelables, c’est dérisoire. Là où l’on demanderait, non pas forcément un appui inconditionnel et une admiration béate, mais un jugement de valeur, on n’a que ricanement, accusation et basses insultes. C’est à désespérer de Lausanne.» (1)

Sottement, on pourrait croire que cette aversion pour la ville et son journal officieux provient de l’attitude critique, et parfois même ironique (blasphématoire, écrirait-il) que, pour diverses raisons qu’il serait oiseux de détailler ici, la rédaction a cru bon d’adopter ces dernières années envers le plus célèbre auteur vivant de Ropraz, comme pour se racheter de lustres entiers d’adulation mécanique. Rien ne serait plus erroné que cette explication primaire, rabaissant les valeurs de l’art et de la pensée à de bas appétits de gloire ou à de plus mesquins encore soucis d’écoulement des piles dans les librairies.

Non, cela suffit. Bourdieu (ce «sociologue belge», comme le décrivait finement J. C.) n’a décidément pas sa place ici. Il faut désormais déplacer l’angle de lecture et ne plus seulement interpréter les textes. C’est en réalité sa vie qui est sa création, comme chez les plus grands.

Nous nous trouvons en face d’une gigantesque performance, dont seul le recul des années permet de mesurer l’ampleur. Jacques Chessex (l’homme-œuvre, c’est ainsi qu’il faut comprendre les italiques) n’est en fait rien d’autre qu’une vaste métaphore du mouvement radical vaudois, filée patiemment sur plusieurs décennies. L’artiste revit, dans sa chair et dans son âme, chacune des étapes qui ont marqué la naissance, la montée, l’apogée et le déclin du grand vieux parti.

Une existence mimétique

Le poète s’ingénie par exemple, à longueur de mortifications et d’élégies répétées en boucle, à regretter et à honnir tout ensemble le temps passé. Récemment, il s’est même acharné à l’obscurcir: «J’ai un sentiment très étrange qui se manifeste depuis un certain nombre d’années, mais qui s’affirme avec finesse et douceur à mesure que le temps passe: je me sens curieusement rajeunir, reverdir, je me sens d’une efficacité au travail, d’une tranquillité d’humeur, d’une sérénité, et aussi d’une clairvoyance sur les êtres et les choses tout à fait différente de ce que j’étais à vingt ou trente ans. Je me sens pour tout dire beaucoup plus jeune que je ne l’étais quand j’étais jeune.» Tout comme le parti radical, il pleure et craint à la fois le temps d’autrefois, car ce dernier recèle un terrible secret.

Au départ, au temps du Printemps des Peuples pour l’un, au temps de la Guerre froide pour l’autre, ils étaient tous deux de gauche. Mais si. Les preuves existent. Cette réalité, largement occultée, se traduit pour le parti par une amnésie générale, condition de l’action, et pour l’écrivain par le refuge rassurant dans la métaphysique papiste. S’il revient sans cesse sur son adhésion fribourgeoise au thomisme le plus strict, c’est que cette palinodie dogmatique lui permet de réinterpréter à l’infini, sans jamais la mentionner, la fabuleuse translation politique qui mena les radicaux vaudois des environs de Marx aux rivages du conservatisme le plus intransigeant. En revanche, l’enrôlement du jeune Chessex dans les rangs du Parti Ouvrier et Populaire, son militantisme de vendeur de la Voix ouvrière seront le plus souvent dissimulés. Parce qu’il paraît aujourd’hui abracadabrant, cet engagement n’occupe aucune place dans la lecture de son œuvre par les critiques les plus perspicaces, Jérôme Garcin par exemple.

Qui c’est qui commande ici ?

Le parti et l’écrivain connurent leur apogée dans les années 70, rougeauds, le teint fleuri, l’aplomb total, couverts de prix et de distinctions. Le radicalisme était alors une institution fêtée, autoglorifiée, adorée en ses divers temples, père et patron, comme dans le Mezzogiorno. Chessex devint un monstre sacré, une incarnation, une autorité plus ou moins morale. L’un faisait les carrières et défaisait les réputations dans l’administration, l’autre régentait le petit monde des lettres.

À son point culminant, le parti révolutionnaire institutionnel vaudois, Léviathan local, se sublima sous l’allégorie de L’ogre, monstre issu du terroir, qui enfle démesurément en avalant ses propres enfants. De fait, le Goncourt de 1973 revient aux héritiers de Louis Ruchonnet.

Plus dure est la chute

Bientôt à l’ivresse de l’omnipotence succède la sagesse mesurée de l’Henniez minibulles. Perdu le Conseil fédéral: pas d’espoir d’y revenir à brève échéance sans l’aide d’un attentat ou d’une pandémie. Perdus les médias, perdu 24 Heures, où le débat politique se déroule exclusivement entre libéraux offenssifs et socialistes défensifs. Perdue la ville, perdus les bourgs, et déjà on entend mugir dans les campagnes... Perdue même la couleur, dérobée par des écologistes, qui menacent désormais d’enlever au radicalisme jusqu’à son âme: le pragmatisme extrémiste. Comme le Machu-Picchu, le palais de Beaulieu s’effondre, ignoré des dieux et des hommes. Les banques locales se sont réduites à une seule, qui se comporte à chaque occasion comme un ferment de déstabilisation de l’État-parti. Récemment, on a même pu croire à une sorte de malédiction des Favre, l’homo faber s’avérant en réalité celui qui détruit. Un Favre, Léonard, escroc de petite envergure, faisait pleurer Jacqueline Maurer, tandis que l’autre, Charles, perroquet néolibéral stipendié par le patronat, faisait rire les chaumières par ses raisonnements caricaturaux.

Comment va se marquer cette nouvelle étape dans la parole de l’homme-œuvre? «Je l’ai toujours ressenti, je ne laisse curieusement personne indifférent, je dois avoir en moi quelque chose comme un fluide, ou il y a autour de moi, que sais-je, une aura, un peu semblable à celle de certains politiques ou de certains acteurs ou de certains grands artistes qui polarisent l’attention. Je dérange, je suis quelqu’un qui ne laisse pas tranquille.» On reconnaît là le ton de l’incantation, pratique magique destinée à faire croire qu’on existe encore, que la marche du monde n’est pas passée à autre chose, bien au-delà, comme le courant abandonne le bois flotté le long des rives de la Venoge. Au même moment, le parti radical imprime encore des affiches, recrute toujours des jeunes, des femmes et quelques étrangers; avec l’audace des désespérés, il initie des formules politiques jamais imaginées (le parti unique de centre-droite à Lausanne, le front unique contre la gauche ailleurs) qui toutes s’embourbent dans l’échec électoral et l’indifférence générale. La vie est dure.

Autrefois matamore tout-puissant, l’écrivain joue maintenant à la petite chose fragile, accablée de méchancetés et de sarcasmes, et l’on comprend alors les fondements sociopolitiques de ce flottement permanent entre macération jouissive et orgie laborieuse qui irrigue ses écrits. Comme le radicalisme voit poindre sa fin à l’horizon de l’histoire, les récents romans de Chessex narrent des turpitudes baroques, le récit devient une espèce de train fantôme bigot, empreint de folklore biblico-sadomaso.

Voilà ce qu’exprime désormais son œuvre, voilà pourquoi il restera dans les mémoires.

Jules-Etienne Miéville

(1) Propos précieusement recueillis par J.-D. Humbert, in "Coopération", 17 mars 2004. Toutes les citations suivantes proviennent de la même source.

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Mise à jour du carnet mondain de Maurice Chappaz

(La Distinction, n° 116, février 2007)

Maurice Chappaz a décidé de ne pas répondre au volumineux courrier reçu à l’occasion de son nonantième anniversaire. Ainsi plus de deux cents messages resteront sans réplique. Il préfère consacrer son temps à écrire un poème et s’en explique à la page 38 du Temps du 13 janvier 2007. Il publie néanmoins de manière scrupuleusement alphabétique la liste des prénoms de tous ses correspondants.

Afin de faciliter la tâche des philologues futurs et des éditeurs du dernier volume de sa correspondance, nous nous proposons d’identifier ces amis de Maurice qui prétendent le connaître et qui n’avaient pourtant pas joint d’enveloppe timbrée pour la réponse.

On peut nous envoyer des suggestions pour corriger ou compléter cette liste à l’adresse

landerneau@d*i*s*t*i*n*c*t*i*o*n.ch. (sans les astérisques)

Les identifications sont classées en trois catégories: certaine; de possible à probable; douteuse. Selon Maurice Chappaz, il peut y avoir jusqu’à 5 noms par prénom.
Les Archives littéraires de Berne, Le Centre de recherches sur les lettres romandes de Lausanne et La Médiathèque du Valais de Sion et le buraliste postal de Le Châble seront régulièrement tenus au courant de nos recherches.

Prénoms livrés à la presse par l’auteur

Certain Possible à probable Douteux
Alain Rochat, Bosquet, Bagnoud,
Alberto Nessi,
Alessandra
Alexandre Voisard, Jollien,
Amaudry (sic = Amaury) Nauroy,
André Morand,
Anne Cunéo, Perrier,
Anne-Hélène Darbellay,
Anne-Lise Grobéty,
Anne-Marie Jaccottet, Couchepin,
Ariane Dayer,
Armando
Arnaud Buchs,
Béat Christen,
Benoît Vouilloz, Bender,
Bénédicte
Bernard
Bertil Galland,
Bertrand Roduit,
Brigitte
Bruno Roy, Wildhaber, Joly,
Catherine Lovey, Ballestraz,
Cécile
Céline Caspar,
Charles
Charlotte
Christiane Makward,
Christine Le Quellec,
Christophe Dumoulin, Carraud, Gaillard, Darbellay,
Claire Jacquier, Genoux, Corthay,
Claude Roch, Calame,
Cornélia Venetz,
Curdin Ebneter,
Daniel Maggeti, Eggimann,
David Bevan,
Denise
Edda
Eliane Bouvier, Vernay,
Elsie
Eric Felley,
Fabio Pusterla, Vasari,
Fabrice Filliez,
Fatima
Flavio Cotti,
Francine Clavien,
François Couchepin, Nourissier, Rossel, Deblue, Dayer,
Georges Laurent,
Gérald Froidevaux,
Gertrud
Giorgio Orelli,
Gilberte Zaza-Favre,
Gori Klainguti,
Guillaume-Albert Houriet,
Guy Goffette, Mettan,
Hélène Zufferey,
Henri Marin, Maître,
Hilde
Ingrid Olsommer,
Irène Décombaz-Couvreu,
Irina
Isabelle Martin, Rüf,
Jacques Darbellay, Cordonnier,
Jacqueline Tanner,
Jean Starobinski, Cuttat, Winiger,
Jean-Henri Papilloud, Dumont,
Jean-Lou de Chastonnay,
Jean-Louis Pierre,
Jérôme Meizoz, Garcin,
Jil Silberstein,
José-Flore Tappy,
Joseph
Laurent Nicolet,
Louis Thèvenin, Germond, Morand, Louise
Lydie
Madeleine
Maggy
Marcel Schwander, Biselx, Etter,
Marcello
Marie-Laure Koenig,
Marie-Thérèse Chappaz, Latthion,
Marijo
Marius Michaud,
Marlène Métrailler,
Marlyse Pietri,
Maurizio
Michael
Michel Moret, Galliker,
Michel-Edouard Slatkine,
Monique Tornay,
Moreno
Mousse Boulanger,
Murra
Nicolas Couchepin,
Oriana
Pascal Couchepin, Bongard, Criitin, Décaillet,
Pamela
Patricia
Pierre Starobinski, Imhasly,
Pierre-Alain Tâche,
Pierre-André Thiébaud,
Pierre-François Mettan,
Pierre-Yves
Philippe Jaccottet,
Renée
Roger Salamin, Francillon,
Roland Sprenger,
Rosemonde
Stéphanie Cudré-Mauroux,
Susy Pilet, Eggimann,
Sylviane Dupuis,
Vincent Verselle, Pellegrini,
Wilfred Schildknecht,
Yves Bonnefoy,
Illisibles Jean-Marc Lovay!

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La vérité sur l'affaire

(La Distinction, n° 145, avril 2013)

Tous les mauvais livres n’ont pas forcément du succès, mais beaucoup de livres à succès sont mauvais.
Qui suis-je pour émettre une opinion aussi péremptoire? N’ayons pas peur des mots: le soussigné est un écrivain raté. Un aigri. Un jaloux. Je l’admets, j’assume.

Ceci dit, faisons le tour de quelques best-sellers du XXe et du XXIe siècle, à commencer par Le Seigneur des Anneaux de Tolkien. Comment peut-on s’intéresser à cette nouvelle mythologie qui ne repose sur rien et ne débouche sur rien, cette quête vaine dans un univers parallèle? Avant et après L’Iliade et L’Odyssée, il y a toute une civilisation, ces œuvres ont engendré des milliers d’autres créations, la mythologie grecque nourrit notre imaginaire depuis des siècles.
Il en va de même de la mythologie judéo-chrétienne, à la source d’innombrables chefs-d’œuvre (certains d’entre eux, d’ailleurs, n’existent que pour la rejeter avec virulence). La quête du Graal a tout de même un enjeu supérieur à celle des personnages de Tolkien. Le Seigneur des anneaux, c’est tout simplement creux.

Pour rester dans la quête, prenons Paulo Coelho. Son Alchimiste par exemple est un ramassis de fatras new age. Comble des combles: la chasse au trésor du protagoniste aboutit à la découverte d’un pactole, un véritable trésor en espèces sonnantes et trébuchantes, alors qu’on nous faisait croire qu’il s’agissait d’une quête spirituelle… Beurk!

Harry Potter, dira-t-on. On rit et tremble au premier volume, sympathise avec ce pauvre garçon maltraité qui, comme Le vilain petit Canard, s’avère être un cygne. Puis on s’aperçoit, au fur et à mesure de la lecture, que l’auteure tire toujours sur les mêmes ficelles –que dis-je: des cordes, des câbles–, les tomes deviennent de plus en plus épais, l’intrigue se dilue; la baguette magique, rêve de tous les enfants, se change en oreiller de paresse. Mais ça plaît.

Voyons Dan Brown. Il a certes, avec son Da Vinci Code, le mérite de s’attaquer à une mythologie existante. Mais que d’erreurs (les gares de Paris par exemple), que d’approximations, de fausses énigmes (ses messages «secrets» sont déchiffrables par n’importe quel scout de dix ans). Son seul mérite est d’avoir suscité l’ire du Vatican, mais avec une hypothèse parfaitement farfelue –la présence d’une femme à la Sainte Table– quand on connaît les coutumes palestiniennes du premier siècle de notre ère.

Et chez nous? Un Genevois fait un tabac avec un livre couronné par l’Académie française et qui a raté de peu le Goncourt. Quel aveuglement! Son roman pèche par de nombreux défauts. Les personnages sont caricaturaux, surtout les femmes –à la rescousse, chères féministes, mes sœurs, descendez ce livre en flammes! Au milieu du roman, on nous dévoile que la clé de l’énigme se trouve quelque part en Alabama– et puis plus rien, alors que l’enquêteur a accès à son informateur! Toute la seconde partie, assez embrouillée, traîne en longueur, on se demande constamment quand on va se décider à se renseigner en Alabama. Quant à l’héroïne (la victime), elle n’est qu’une très pâle copie de la sublime Lolita de Nabokov, chef-d’œuvre qui sera encore lu quand le Genevois sera oublié depuis longtemps.

J’assume et je signe: François Conod, écrivain raté, aigri et jaloux. Quant à ceux qui voudront ironiser sur mon patronyme, ils tiendront bonne compagnie à mes petits camarades d’école enfantine. (F. C.)

Joël Dicker
La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert
De Fallois/Âge d’Homme, 2012, 670 p.

J’ai essayé de lire Dicker, La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Je m’étais dit un presque Goncourt, c’est presque un Chessex, cela promet d’être profond. Chessex réfléchissait sur le canton de Vaud, Dieu, le sexe et lui, Dicker promet quant à lui sur son site http://joeldicker.com et sur la quatrième de couverture une «réflexion sur un pays, sur les travers de la société moderne, sur la littérature, sur la justice et sur les médias».

Bon donc j’essaie. Le propos est limpide. C’est l’histoire d’un gars (Marcus Goldman) qui cherche la facilité, un imposteur qui s’arrange pour être toujours le premier en choisissant, oh le vilain travers en pays capitaliste, de se mesurer plutôt à des nuls qu’à des câlures. Il rencontre un autre gars, plus âgé, son professeur et par ailleurs un écrivain très connu (Harry Quebert), qui lui apprend qu’il faut toujours chercher à se dépasser, quitte à prendre des coups. Dicker utilise une parabole viriliste imparable pour le montrer : un combat de boxe. La vie est un combat, vous ne le saviez pas? Grâce à son professeur et ses leçons de vie, Marcus écrit un joli premier roman qui est également un very big succès. Mais après, la panne. Plus d’inspiration, nada, le vide, et son éditeur le talonne, menace de lui couper les vivres s’il ne pond pas quelque chose, et rapidement. Aie. Le suspense est intenable.

Tout se présente mal lorsqu’arrive une histoire incroyable. Le brave Harry est accusé de meurtre, un meurtre qui a eu lieu plus de 30 ans plus tôt, le meurtre d’une jeune fille de 15 ans (Nola Kellergan) dont on a retrouvé le cadavre dans son jardin, pire encore avec le manuscrit du premier roman à succès de Harry. Harry est accusé d’avoir été son amant, de l’avoir tuée… Il est mis en prison, les gens qui l’avaient aimé le rejettent.

Ça doit être ça, la réflexion sur un pays, sur la société moderne, sur la littérature, sur la justice et sur les médias… Comme sûrement elle me dépasse, c’est là que je me suis arrêté, après environ 90 pages.
Les ficelles des 90 premières pages de ce roman de gare qui fourmille de rappels racoleurs de faits divers à scandale, comme la pipe ovale du président Clinton, contiennent tous les ingrédients d’un navet cinématographique, qui sauf improbable sera réalisé car il pourrait attirer un public varié. Un père de substitution, idolâtré, tombe. Les freudiens apprécieront. Un gars d’âge mûr couche avec une mineure. Les hommes apprécieront. Il est puni. Les biblistes applaudiront. Etc.

Mais Dicker n’est pas Proust, d’ailleurs Chessex non plus. (J.-P. T.)

La vérité par les chiffres

Afin de mieux enquêter sur cette sombre affaire, nous avons recensé, grâce à la base de données Swissdox, tous les articles de la presse helvétique répondant à la requête «Joël + Dicker + La vérité sur l'affaire Harry Quebert» parus entre septembre 2012 et mars 2013.
Après avoir écarté les articles non-spécifiques (liste de best sellers, rétrospectives 2012, etc.), nous avons dressé les tableaux qui sont à l’origine des graphiques ci-contre, en ne retenant que trois critères: la date, le journal et le nombre de signes. En vertu du principe qu’en bonne économie médiatique tout se vaut, la critique acerbe comme le dithyrambe puéril, nous avons renoncé à analyser le contenu de cette masse d’articles.

Les graphiques n° 2 et 3 permettent d’établir quels sont les organes qui donnent le ton. Quelques journaux, de part et d’autre de la frontière linguistique, démarrent avant leurs concurrents. Les autres médias se montrent largement suivistes. Les lanternes rouges (et orange) sont assez faciles à identifier. L’intégration des télévisions et des radios aurait confirmé l’ampleur de cette déferlante.

Le graphique de l’affolement journalistique (n° 1) suit fidèlement à la fois le calendrier des prix parisiens et les annonces de ventes mirobolantes effectuées par les éditeurs. Dans cette mécanique du chiffre, le succès commercial apparaît comme le déclencheur de nouveaux articles, quand il ne constitue pas leur seul contenu. Il faut suivre le public et non le guider: «Les livres que vous aimez» titre chaque semaine L’Hebdo. L’industrie médiatique se doit de coller au plus près à son lectorat, il y a là une question vitale pour la conquête des marchés publicitaires. Même si quelques commentateurs s’acharnent encore à parler des livres et de leur contenu, c’est avant tout du phénomène «sociétal» qu’il sera question: un jeune auteur rapidement promu au rang de vedette locale («Mon Nouvel An avec Joël Dicker» annonçait la Tribune de Genève), une reconnaissance parisienne pour la Romandie (ou le canton, voir le graphique n° 3), un conte de fées pour la jeune éditrice courageuse, etc.
La critique littéraire, quant à elle… (J.-F. B.)

1. Le tsunami journalistique: nombre de signes cumulés consacrés quotidiennement par la presse suisse
à L’affaire Harry Quebert entre septembre 2012 et mars 2013.

2. L’accueil dans le monde parallèle: nombre de signes cumulés consacrés mensuellement par les journaux alémaniques
à L’affaire Harry Quebert entre septembre 2012 et mars 2013.

  sept. octobre novembre décembre janvier février mars
Aargauer Zeitung 0 0 2059 2059 2059 2059 2059
Basler Zeitung 0 2053 11083 11083 20190 20190 20190
Bündner Tagblatt 0 2388 2869 2869 2869 2869 2869
Der Bund 0 1667 5819 7486 7486 7486 7486
Der Landbote 0 1088 1088 1088 1088 1088 1088
Der Sonntag 0 0 0 7906 7906 7906 7906
Die Südostschweiz 0 441 889 889 889 889 889
Neue Luzerner Zeitung 0 0 1034 1034 1034 1034 1034
NZZ 0 15634 15634 15634 15634 15634 15634
Sankt Galler Tagblatt 0 5822 6603 6603 6603 6603 6603
SonntagsZeitung 0 0 1984 1984 1984 1984 1984
Tages-Anzeiger 0 1170 7120 7120 7120 7120 7120

3. Le régional de l’étape: nombre de signes cumulés consacrés mensuellement par les journaux romands
à L’affaire Harry Quebert entre septembre 2012 et mars 2013.

  sept. octobre novembre décembre janvier février mars
20 minutes 0 1132 3635 3635 6440 9464 9464
24 Heures 0 2790 2790 2790 4531 7321 7321
Coopération 0 0 0 8224 8224 8224 8224
GHI 0 0 3930 3930 3930 3930 3930
L'Express 0 8535 10096 13841 13841 13841 13841
L'Hebdo 0 12492 20771 20771 20771 20771 20771
L'Illustré 0 1098 20768 20768 20768 25970 25970
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Le Matin 0 15072 42781 44346 48726 48726 48726
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