Comprendre les médias |
La publicité pour cet autocollant
était prévue par la rédaction de
Lausanne. Elle a été refusée par la
rédaction de Zürich. L'autocollant est en vente dans toutes
les bonnes librairies Basta!
Tel que paru dans
"Construire".
Le Centre de Recherches Périphériscopiques a été invité par la rédaction lausannoise de "Construire" à participer à un dossier sur le téléphone mobile. Le CRP' fournirait un texte "contre" et l'hebdomadaire gratuit du capital à but social ferait de la publicité pour les deux autocollantinatels, "pub qui devrait valoir beaucoup de commandes vu notre tirage important".Résultat:
- Le texte a été réduit de moitié par la rédaction de Lausanne puis amputé du dernier paragraphe par celle de Zurich.
- La publicité a été limitée à l'autocollant "interdicition de portable" sur injonction de la rédaction zurichoise.
Quant aux commandes, elles se sont réparties de façon parfaitement égale entre privés (deux) et institutions (La Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne et l'Office des poursuites de Monthey).Profitons-en pour mieux comprendre le travail fascinant du journaliste-hygiéniste chargé de nettoyer les textes pour qu'ils conviennent à l'idée qu'il s'est fabriquée du lecteur moyen, à la fois inculte et susceptible, pour justifier son autocensure vis à vis de l'éditeur. Pour cela il suffit de mettre en regard un texte et sa réduction, ensuite on essaie de retrouver les principes de salubrité qui l'ont déterminée.
Dans les colonnes qui suivent on trouve le texte original, puis le texte expurgé qui a paru dans "Construire" du 20 janvier 1998. Les appels de notes renvoient aux explications de la troisième colonne.
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Aujourd'hui que le
téléphone
(1)
portable a disparu, il est difficile d'imaginer l'enfer
qu'était devenue la société à la
fin du XXe siècle. Cet instrument, au début
fort utile puisqu'il
(2)
permettait de tromper l'ennui tout en évitant le
curage méticuleux
(3)
des narines aux feux rouges, l'inhalation forcenée
(3)
de nicotine dans les salles d'attente des maternités,
l'absorption massive d'alcool dans les salles de garde
(4),
le feuilletage compulsif
(3)
des magazines chez le dentiste, avait peu à peu
empoisonné les bons moments de l'existence: pas un
spectacle, pas un concert, pas un film qui ne fût
interrompu par des appels intempestifs
(5). Les anciens se souviennent que "Construire" paya un lourd tribut à cette libération sociale. Joël Guyet et Michel Dente furent parmi les victimes de ce jour mémorable. Ironie du sort, ils se félicitaient précisément, au moment de l'onde mortelle, de cette invention merveilleuse qui leur permettait de discuter à distance de certains détails rédactionnels tout en satisfaisant des besoins naturels (10). L'événement eut aussi des conséquences plus inattendues. C'est de cette époque que date par exemple la première vague de désaffection pour la cigarette, comme si une explosion vengeresse risquait à tout moment de frapper les fumeurs dans l'exercice voluptueux de leur vice pour les soustraire prématurément au cancer de leur choix (11). |
Aujourd'hui que le
portable a disparu, il est
difficile d'imaginer l'enfer qu'était devenue la
société à la fin du XXe
siècle |
1) Inutile de respecter la vraisemblance pour le lecteur du futur. On est dans un journal, pas dans un roman de science-fiction. 2) Les subordonnées ne conviennent guère au niveau d'instruction de notre lecteur(trice) moyen(ne). 3) Pendant les cours, on nous a assez répété d'économiser les adjectifs et de pourchasser impitoyablement les adverbes en -ment... 4) Trois exemples suffisent. Supprimons celui qui fait allusion à la surconsommation d'alcool. On ne comprend d'ailleurs pas très bien s'il s'agit de salles de garde d'hôpitaux ou de casernes. Pas question que l'on nous soupçonne de soupçonner le corps médical d'ivrognerie! 5) Comment peut-on imaginer que nos lecteurs arrivent au bout d'une phrase de près de 500 signes? Il faut bien sûr diminuer le nombre de mots et augmenter le nombre de phrases. 6) Pas d'allusion au métier de journaliste, surtout quand le passage met en doute l'influence des journaux sur les lecteurs. 7) Pas d'allusions littéraires ou cinématographiques. Elles pourraient être ressenties par le lecteur comme une façon de se moquer de son ignorance. Ou alors seulement de livres ou de films dont on dit précisément le bien qu'il faut en penser dans la rubrique culturelle du même numéro. 8) La religion est un sujet tabou. Et si ça se trouve, les adeptes de ces deux sectes se servent à la Migros. Peut-être même ont-ils la carte Cumulus. 9) Des faits. Seulement de faits. Par respect pour nos lecteurs, pas de commentaires psycho- ou sociologiques. 10) La déontologie exige que l'on ne mette pas en cause les journalistes, et surtout pas ceux du journal où paraît l'article. D'ailleurs s'il s'agit du mour, euh, attendez que je vérifie l'orthographe dans le Guide du journaliste romand, m.o.u.r, m.o.u.r.e, m.o.u.r.r.e, y a pas, curieux, bref s'il s'agit du mour, il est déplacé. Les allusions scatologiques ne sont tolérées que dans la publicité pour le papier hygiénique. Tirons la chaîne. 11) Impossible de se moquer des victimes du tabagisme dans le journal de la Migros. On pourrait nous reprocher de profiter un peu facilement du fait qu'elle ne vend pas encore de cigarettes. De toute façon ce paragraphe est hors sujet. |
Schüp, "La Distinction", no 65, 14 mars 1998