Comprendre les médias

La critique littéraire, toujours indépendante  

Merci patron

Marc Lamunière, patron "à la retraite" du groupe Edipresse ("Le Matin", "24 Heures", "TV Guide", "Terre & Nature", "Le T" -soit 47% du quotidien "Le Temps"-, "Cocina Fácil", "Guia del comprador de Coches", "Przyjaciólka" et tant d'autres titres merveilleux), aime la littérature jusqu'à la pratiquer. Pourquoi pas? Ce n'est pas plus sot que la pétanque ou la philatélie. Sa première oeuvre, un recueil de nouvelles intitulé "Le Dessert indien", publié sur le pseudonyme de Marc Lacaze (Seuil, 1996), n'avait pas échappé à la vigilante rubrique culturelle de "24 Heures" qui en fit l'éloge sur 300 cm2, en des termes aussi choisis que fleuris: "un écrivain d'une épatante vivacité", "l'esprit tordu et la douce folie poétique des vrais écrivains", "un humour très singulier, mental ou verbal, qui a pour ainsi dire valeur de position philosophique, du côté du stoïcisme épicurien" (1) N'abusons pas des citations, le résumé est vite fait: dans les nouvelles du boss, tout est bon. Comme dans le cochon.

L'usage de la brosse à reluire nous valut quelques années plus tard un magnifique déroulement de tapis rouge entre deux archipontes de la même rubrique culturelle. L'un publiant, lui aussi, un recueil de nouvelles (Jean-Louis Kuffer, "Le sablier des étoiles", Campiche, 1999), l'autre lui tressa une natte de compliments: "la cinquantaine gourmande pousse JLK à rester le coeur ouvert et l'oeil curieux", "marcheur infatigable, cherchant partout la beauté comme la bonté sur la Terre", "la pertinence de certaines citations, la force évocatrice de certains personnages, profondément émouvants" "la justesse de l'observation, la qualité de l'écriture", "le plus souvent, l'écriture se fait rivière de montagne, claire et fraîche, plutôt douce que sauvage, mais filant à toute allure vers le large monde" (2). Le robinet à dithyrambes était manifestement resté coincé ce soir-là sur la position "débit maximum", mais le plus beau restait à venir.

L'an 2000 y est sans doute pour quelque chose, le troisième épisode de ce championnat de la reptation intellectuelle prend des allures de marathon: 608 cm2 d'entretiens consacrés au thriller que publie, sous un nouveau pseudonyme, l'"ancien patron de presse", "dont l'ironie mordante est aussi légendaire qu'héréditaire". Ce "futur best-seller" (Ken Wood, "La peau de Sharon", Payot-Rivages -dont le PDG s'appelle Jean-François Lamunière-, 2000, 379 p.) est de prime abord frappé d'un sceau définitif: "Mention très bien. Autrement dit: efficace et malin." Les trois dialogues qui suivent (un par identité du polyschizoïdique ex-entrepreneur de presse) permettent à Marc Lamunière de répondre à des questions aussi incisives que "Êtes-vous déjà harcelé par les médias?" ou "On a l'impression que le patriarche que vous êtes bénéficie en écrivant d'une seconde jeunesse?" (3)

Décidément, les grands coups de langue sur les chaussures vernies résonnent dans les couloirs du grand- quotidien- suisse- ratatiné- en- grand- quotidien- des- Vaudois. Tous les lecteurs attendent, sans impatience, la publication d'un ouvrage de Michel Caspary avec cette question brûlante sur les lèvres: "Mais qui donc en dira tout le bien qu'il faut en penser?"

  1. Jean-Louis Kuffer, "Marc Lacaze pratique l'art du conte avec la délectation d'un épicurien", in "24 Heures", 18 juin 1996.
  2. Michel Caspary, "Jean-Louis Kuffer redonne vie aux âmes en mal de confidence", in "24 Heures", 3 juin 1999, 312 cm2.
  3. Michel Caspary, "Trois signatures, un homme", in "24 Heures", 5 février 2000.

"La Distinction", no 77, 8 avril 2000